Saturday, November 20, 2010

Sut up and Dance / première




London Jazz Festival,16/11.
Southbank Center, Purcell Room : ONJ : Eve Risser (p, fl), Vincent Lafont (claviers, élec), Antonin Tri Hoang (as, cl), Mathieu Metzger (as, ss), Joce Mienniel (fl), Rémi Dumoulin (s, cl), Guillaume Poncelet (tp, synth, élec), Pierre Perchaud (g), Sylvain Daniel (elb), John Hollenbeck (dm) ; Peter Parker’s Club : Empirical : Nathaniel Facey (as), Lewis Wright (vib), Tom Farmer (b), Shaney Forbes (dm).

Dans un entretien public pour BBC Radio 3, en fin d’après-midi, Daniel Yvinec et John Hollenbeck expliquent ce qu’est l’ONJ et en quoi consiste le projet qu’ils proposent ce soir en première mondiale. La rencontre entre les deux semble s’être faite naturellement : Hollenbeck avait été séduit par la musique du projet « Around Robert Wyatt » et Yvinec pensait justement à lui alors qu’il cherchait quelqu’un qui ait une grande expérience de la composition jazz et qui puisse exprimer l’idée de mouvement, de musique qui porte à la danse au sens large du terme. Qu’allait-il en être de la première mondiale de ce projet à Londres ? Après quelques minutes de percussions enregistrées diffusées dans le noir, l’orchestre apparaît progressivement vêtu de vestes rouges, un peu raide – ce que peut expliquer le trac lié à l’événement – et commence à jouer une musique assez solennelle avec une sonorité très distinctive : flûtes et clarinettes dominent la masse sonore et déclinent des variations sur un thème répétitif sur lequel la batterie joue le premier solo. Le principe étant que chaque pièce constitue un mini-concerto pour un des dix instrumentistes de l’orchestre, Hollenbeck – qui remplace ce soir le titulaire du poste – officie sur cette danse lente et envoûtante qu’il a placée en début de programme. Le morceau suivant, dédié à la trompette de Guillaume Poncelet, est plus enjoué et on y retrouve le même souci de traîter la masse sonore de façon fluide avec une prédilection pour les aigus justifiée par le fait que l’ONJ possède peu d’instruments graves. Cette particularité, compensée par la possibilité de faire jouer des harmonies par le piano plus la guitare et/ou les claviers, constitue en quelque sorte la marque de fabrique de l’orchestre et elle est assumée de façon particulièrement évidente et artistiquement intéressante lors du morceau dévolu à la basse électrique de Sylvain Daniel, accompagnée de nappes sonores à la fois denses et éthérées qui, telles des vagues, viennent envelopper les phrases dépouillées et sereines du soliste. Impossible ici de détailler l’ensemble du programme, mais difficile aussi de ne pas être enthousiasmé par une musique à la fois très homogène et constamment renouvelée qui, au fil des solistes – tous remarquables –, dévoile de nouvelles richesses tant compositionnelles que sonores. L’ONJ de Daniel Yvinek, dans cette configuration strictement jazz et sous la houlette d’un compositeur-arrangeur de grand talent, aura donc fait ses preuves de façon indiscutable après des débuts diversement convaincants.


L'ONJ et John Hollenbeck au Jazz Reims Festival

Domaine de Pomery, Reims Jazz Festival (51), le 17 novembre 2010.

Trio d’en bas : Arnaud Rouanet (ts, cl, kalimba), Samuel Bourille entremetteur sonore [sic],Yoann Scheit (dm, bruitiste masqué [re-sic].

Daniel Yvinec chef d’orchestre

Shut up and Dance : Antonin-Tri Hoang (as, cl, p), Matthieu Metzger (sopranino, ss, as, elec), Joce Mienniel (fl, elect), Rémi Dumoulin (ts, ss, cl), Guillaume Poncelet (tp, p, synth, elc), Pierre Durand (elg, g) Eve Risser (p, p préparé, fl, objets sonores), Vincent Lafont (cla, elc), Sylvain Daniel (elb, elec), John Hollenbeck (dm, compositions)

Le Trio d’en bas. Drôle d’impression au départ. Une sorte de théâtre musical de rue, un rien pédant, avec une longue partition très au point en forme de variation sur une valse viennoise jouée d’une clarinette très technique. Ça sent le musicien classique qui se dévergonde. Fallait-il ça pour conquérir le public de Reims ? C’est peut-être une bonne stratégie pour faire passer ce qui suit. Est-ce ce qui leur a valu un rappel plutôt chaleureux ? Or ce qui suit, après ce qu’on vient d’entendre, on ne sait pas, on ne peut pas, on ne veut peut-être pas y entrer. On n’en voit que les facilités, les clichés, les faiblesses… jusqu’au moment on commence à réaliser que ces gens-là savent vraiment raconter une histoire, bâtir un scénario, sur des longues partitions où l’improvisation s’imbrique totalement dans une véritable écriture, qui ne va pas chercher midi à quatorze heures, fondée sur climat, le son, un certain onirisme mélodique qui évoque l’héritage du Shepp de la grande époque. Rappel donc. « Rassurez-vous, on va vous faire du jazz. Vous en aurez pour votre argent. » Ça s’adresse à qui ce message ? Au public qui deux heures plus tard va faire un triomphe à l’ONJ et John Hollenbeck ? En quel siècle sommes-nous ? Shuffle, impro libre avec beau ténor bien gras, entre Brecker et Shepp, et final gospelisant. Il y vraiment du potentiel dans ce groupe, et une relative perte d’énergie.

Des pertes d’énergie, dans l’ONJ actuel, il n’y en a pas. Tout est son, rythme, musique. Pas de concept, pas prétexte para-musical, bref rien de ce qui a souvent été fatal à l’ONJ, y compris celui-ci. Juste un geste, celui du batteur John Hollenbeck qui tient la batterie pour ce concert. Un geste que, dans une parfaite circularité entre la baguette et la plume, prolonge l’écriture de ce programme, celui que l’on connaît déjà sur le disque “Shut up and Dance” et qui a été donné pour la première fois sur scène la veille à Londres.

Ce titre, “Sut up and Dance” ! Il fait causer, notamment dans les magasins : « Nos clients croient partir avec un disque qui groove et ils sont déçus… ». C’est vrai, c’est un peu escroc ce titre, un peu démago, non ? Et pourtant, cette musique, elle n’est pas tout rythme ? Elle n’est pas “danse” ? Je regarde autour de moi – un public il est vrai pas très jeune, mais on ne va ouvrir ce dossier ici… Il y aurait tant à dire – et je vois des gens qui sont physiquement saisis par ces rythmes tout à la fois obsédants et insaisissables, qui nous happent et nous trompent constamment. Et si l’on s’était laissé confisquer le mot rythme, le mot danse, le mot groove, par ceux qui ne voudraient ne désigner qu’une toute petite chose utilitaire. L’ONJ débarque joue du rythme, invoque la danse, et l’on se sentirait trompé sur la marchandise ? Ça me rappelle les amateurs de classique qui voyant débarquer simultanément le jazz et la musique sérielle ont décidé que ça n’était pas de la musique. Les amateurs de jazz qui voyant débarquer le free et le jazz-rock ont décidé que ça n’était pas du jazz. Les amateurs de swing qui considèrent qu'Elvin Jones ne swingue pas. Il faudrait donc laisser à d'autres le mot danse et le mot rythme? Comme si ces mots-là dataient d’hier. Bientôt faudra-t-il abandonner le mot musique pour le laisser au public des perfusés aux musiques formatées. Et lorsque le ministère de ce Frédéric qui mérite si mal son nom fait savoir dans un rapport que l’exigence artistique sert de prétexte à l’intimidation des masses (c’était grosso modo la ligne de Gœbbels et Staline), on pourrait très bien imaginer que l’usage des mots rythmes et musiques devienne réglementé et réservé à ceux n’écoutent (et qui votent ?) en sautant sur place avec le doigt levé. Vaste débat, et rien n’y est d’ailleurs aussi simple qu’on le voudrait.

Venons en à l’ONJ. Ah ! Ils ont des vestes. Des vestes rouges. Vieille arlésienne ! Comment habiller l’ONJ. On a tout essayé, tout vu. Habillez Marc Ducret et Alain Jean-Marie en jardiniers, en saint-cyriens ou en rangées de petit-pois, ce sera toujours Marc Ducret et Alain Jean-Marie. Tiens, Rémi Dumoulin a tombé la veste. D’ailleurs, tiens, moi aussi. Je ne suis pas sous les projecteurs, je ne joue pas, et j’ai tombé la veste. Sauf que lui, vous avez vu ce qu’il envoie ? D’ailleurs, avec les lumières qu’il y a sur scène, vous pourrez vous habiller de la couleur que vous voudrez, c’est l’éclairagiste qui décide. Et d’ailleurs (bis), vous avez vu la musique qu’ils jouent ? Ce bazar ? Un ensemble de sax qui déboule dans Tickle Toe, tous en complet-veston, oui, ça en jette (encore qu'une section de saxophonistes en bras de chemise et bretelles apparentes à 4h du matin au Reno Club de Kansas City, ça ne devait pas être mal non plus). Mais ce bariolage esthétique que joue l'ONJ dans ses différentes moutures depuis sa création, ça mérite vraiment l’uniforme ?

Allez, passons enfin à l’essentiel. En deux mots, il se fait tard (bientôt 3h et demain j’ai un bouclage), au risque de donner une fois de plus raison à ceux qui pensent que les critiques ne savent parler que de ce qu’ils voient (et vive l'uniforme!) et non de ce qu’ils entendent. En deux mots donc. Ça joue ! C’est la grosse différence d’avec le programme Wyatt où les musiciens jouaient les utilités. Ici, chacun a son morceau, et chacun est impliqué dans chaque morceau par le côté organique de l’écriture, en dépit du côté répétitif d’ailleurs épuisant pour l’orchestre qui n’a pas le temps de souffler. On sent un bonheur à contribuer à cette masse mouvante, et ces entrelacs qui évoquent In C de Terry Riley, mais d’un minimalisme finalement assez massif et beaucoup plus malléable et mobile. Le bonheur donc, un bonheur d’être ensemble, une satisfaction du travail accompli, du résultat, mais d’un résultat vivant. Ce soir, c’est Pierre Durand qui remplace Pierre Perchaud à la guitare, avec une connaissance du répertoire et une façon de l’habiter, tout à fait renversante. Bref, après avoir peu ménagé les débuts de cet orchestre, j’ose dire que l’on a l’un des meilleurs ONJ depuis la création de l’institution, avec une vraie communauté d’esprit, et sur ce programme en particulier, un vrai compositeur qui joue le jeu des solistes, qui écrit pour eux, qui leur offre un tremplin pour projeter leurs personnalités, sans jamais démissionner. Et quels personnalités… Stop. Vite mon oreiller.

Franck Bergerot